Entretien réalisé par Etienne Krieger Le 19 octobre 2020

Sarah Lamaison doit avoir neuf vies, comme les chats de la tradition hindouiste. Elle les vit de surcroît en parallèle, sinon comment expliquer cette efflorescence d’activités scientifiques, culturelles, sportives et entrepreneuriales ? J’ai eu le privilège d’assister à sa soutenance de thèse, le 1er septembre 2020 au Collège de France. Son ambition n’est rien moins que de recycler le dioxyde de carbone pour s’affranchir de la dépendance aux ressources fossiles à l’aide de catalyseurs permettant de réduire rapidement ledit CO2. J’ai également eu l’occasion de côtoyer Sarah sur le campus d’HEC dans le cadre du programme Challenge +, qui forme et accompagne des créateurs d’entreprises innovantes. Cela m’avait permis d’avoir un aperçu de son éclectisme mais j’étais loin d’imaginer autant de centres d’intérêt ! Mon privilège à moi est de côtoyer des personnalités aussi passionnantes que passionnées. Il est donc normal de proposer à Sarah Lamaison d’illustrer cette série d’entretiens avec des personnes qui ont manifestement réussi à faire la synthèse entre passion, mission, profession et vocation.
Bonne lecture !
Sarah Lamaison must have nine lives, like the cats of Hindu tradition. Moreover, she seems to be living them simultaneously, otherwise, how can one explain this profusion of scientific, cultural, sporting, and entrepreneurial activities? I had the privilege of attending her thesis defense on September 1, 2020, at the Collège de France. Her ambition is nothing less than recycling carbon dioxide to free ourselves from dependence on fossil resources, using catalysts to rapidly reduce said CO2. I also had the opportunity to interact with Sarah on the HEC campus as part of the Challenge+ program, which trains and supports innovative entrepreneurs. This allowed me to get a glimpse of her eclecticism, but I was far from imagining so many interests! My privilege is to be surrounded by personalities as fascinating as they are passionate. Therefore, it is only natural to invite Sarah Lamaison to illustrate this series of interviews with individuals who have clearly succeeded in synthesizing passion, mission, profession, and vocation.
Happy reading!
eK
Votre parcours et votre activité actuelle
Originaire du Pays Basque, j’ai nourri très tôt une passion pour l’océan et l’environnement. Et mon rêve de petite fille – qui ne m’a jamais quittée depuis – était de les protéger tous deux. Ces raisons m’ont poussée vers des études scientifiques panachées entre chimie et économie. Entrée à l’École Polytechnique en 2012, j’ai allié ces deux enseignements avant de me décider à passer du côté « ingénieur » plutôt que « législateur » du miroir pour contribuer à la transition énergétique. Après un master de recherche à l’université de Cambridge en 2016, où j’ai d’ailleurs rencontré mon grand ami et « lab-buddy », Dr. David Wakerley, avec qui je n’ai cessé de travailler depuis, j’ai commencé un doctorat dans le domaine de la photosynthèse artificielle. Durant ce doctorat, effectué entre le Collège de France (sous la direction du Prof. Fontecave) et l’université de Stanford (sous la supervision du Prof. Jaramillo), j’ai développé des solutions électrochimiques de conversion du CO2 en produits chimiques valorisables. On peut citer parmi ces produits, le monoxyde de carbone (dangereux dans votre chaudière mais très utilisé dans l’industrie chimique), l’éthanol (utilisé comme carburant) ou encore l’éthylène (un précurseur de plastiques).
Les performances remarquables de ces systèmes ont donné lieu au dépôt de plusieurs brevets et je porte donc à présent, et ce, toujours avec David, un projet de start-up deeptech pour scaler ces solutions de valorisation des émissions de CO2 à l’échelle industrielle. Ce projet, nommé GFCo à ce jour (nom susceptible d’évoluer) est lauréat du concours national d’innovation i-Lab 2020 et son lancement est prévu en fin d’année 2020 en Nouvelle-Aquitaine.
L’art, la science, l’innovation et vous
Je crois beaucoup au kalos kagathos (le beau et juste) grec. Il serait sans doute très réducteur de dire que l’art est une recherche du beau (et donc du juste) mais c’est pourtant ce que je vois en lui. Et par beau, j’entends ce qu’il y a de beau dans l’inutile. Je pense que si un philosophe de l’art lisait ces lignes, il s’insurgerait sans doute mais c’est ma perception de l’art en tant que spectatrice. J’aime l’idée de l’artiste passant des heures, des mois, des années même à produire une œuvre qui n’a pas d’utilité immédiate, alimentaire parce qu’une quête toute autre l’anime. J’aime l’idée que l’art ait cette place supérieure (au sens où il surplomberait le quotidien, le factuel) et désintéressée. C’est pour cette raison que mes lectures de loisir – et je dis « de loisir » car je ne lis pas uniquement par loisir – sont principalement des fictions (des romans, des pièces de théâtre) qui ne « m’apprennent » rien d’applicable aux autres sphères de ma vie. Je sais par exemple que les biopics sont très utiles en tant qu’entrepreneur. Aussi, j’essaie d’en lire mais ce ne sont pas là mes livres de chevet.
Quant à la science, Gary disait « Le paradoxe de la science est qu’il n’y a qu’une réponse à ses méfaits et à ses périls : encore plus de science ». J’adore la science, j’adore le fait qu’elle puisse guérir des cancers ou amener des hommes sur la Lune. Elle n’est en revanche et ce n’est que mon avis, pas toujours la solution ; en particulier, dans mon domaine, la transition énergétique ! Les comportements, la volonté des consommateurs et la législation apportent bien souvent des solutions « low-tech » particulièrement efficaces. Ainsi, je rêve d’une Science qui fait le bien là où toute la bonne volonté humaine ne peut rien.
Quant à l’innovation, elle est pour moi un peu tout à la fois, elle est la science faite produit, service révolutionnaire. Elle est le prolongement pratique des rêves scientifiques au service d’un besoin sociétal avec le glamour supplémentaire d’un design. Dans ce sens, et j’enfonce sans doute des portes ouvertes mais les Apple, Tesla, Dyson et autres boîtes tech orientées consommateurs ont frappé fort. La science est là mais elle n’est que le support d’une innovation plus large. C’est « quietly smart ».
Les œuvres qui vous parlent
Trois œuvres musicales
- Youkali, de Kurt Weil LIEN
- Mais je t’aime, de Grand Corps Malade LIEN
- Seras-tu là ? de Michel Berger LIEN
Je n’ai pas grand-chose à dire sur ces choix de morceaux sinon qu’ils me plaisent ; je n’ai pas analysé les raisons de mon goût. Je préfère laisser une part de mystère à l’« amour des choses ».
Trois œuvres littéraires
- Antigone, d’Anouilh (ou de Sophocle d’ailleurs)
- Le Journal du séducteur, de Søren Kierkegaard
- La danse de Gengis Cohn, de Romain Gary.
Kierkegaard parce qu’il introduit les stades esthétique et éthique de la vie. Le stade esthétique, durant lequel nous sommes grisés par le champ des possibles, sommes les plus « séduisants » avec toutes les cordes disponibles à notre arc, ce faisceau de promesses à réaliser qui nous définit. Mais rien de réel, pas de choix ; au contraire du stade éthique, marqué par l’engagement et l’irruption du réel qui va de pair. Le passage de l’un à l’autre permettant à chacun de devenir soi.
Antigone parce qu’ « [elle] veut tout, tout de suite, – et que ce soit entier – ou alors [elle] refuse ! » et que c’est là un aimable caprice.
La danse de Gengis Cohn enfin parce que c’est une allégorie de l’humanité sous la forme d’une femme qui ne peut se réaliser : « La perfection de ce visage est une véritable apothéose de l’imaginaire ; elle est tout ce que la main de l’homme ne peut réaliser dans ses poursuites les plus acharnées […] elle ne paraît jamais plus émouvante que lorsqu’elle se relève une fois de plus intacte d’un charnier ».
Autres types de créations
Je suis amatrice de lettres ; j’ai passé tout mon lycée à étudier des œuvres de Grec ancien guidée par ma professeur, Madame Béatrice El Mawas, qui a été sans doute la plus grande inspiration de tout mon parcours académique. J’ai adoré mes années d’étude à Paris, rythmées par des soirées au théâtre et me suis même essayée à sa pratique lors d’un stage au Cours Florent. Le professeur m’avait attribué le rôle d’Irina dans les trois sœurs de Tchekhov, un personnage plein de rêves (et de regrets !) que j’ai eu grand plaisir à tenter, tant bien que mal, d’incarner. J’aime beaucoup la fonction cathartique du théâtre.
Je suis par ailleurs touchée par la musique ; j’ai fait beaucoup de piano (avec le package « sympathique », solfège + chorale, des conservatoires) mais ai eu une approche de la chose trop scolaire à l’époque. J’ai arrêté de jouer au bac et n’ai repris que durant ma thèse, époque à laquelle j’ai trouvé une source d’apaisement dans la pratique de la musique.
Je n’ai, en revanche, jamais cessé d’être une spectatrice passionnée ; ma sœur, Manon Lamaison, qui est chanteuse lyrique de métier, a illuminé mes vendredi soirs étudiants par ses concerts à la Seine Musicale, à Paris, à Lyon ou en Pays Basque. J’ai une admiration immense pour la quête du beau qui anime les artistes et qui les pousse dans cette carrière et ce malgré les innombrables difficultés qu’elle suppose. J’aime les gens de passion, j’aime les regarder se produire, j’aime les regarder traverser cette vie qui manque parfois de sens avec un certain humour et un touchant désintérêt des choses très pragmatiques dont nous sommes, nous scientifiques, tous occupés.
Trois clichés personnels

Il n’y a que l’Océan dans ma tête. Tous les clichés personnels – qui n’essaient pas de retenir les moments fugaces passés avec ma formidable famille et mes amis éternels – parlent de lui. Ces trois clichés y ont donc été pris ; le premier, sur l’une des plages de mon enfance, à Anglet, où j’ai passé les premiers grands moments d’inspiration de ma vie. C’est là que j’ai développé cet amour viscéral de la Nature et ses éléments, un amour d’ailleurs parfois vache si on parle de la façon dont l’Océan m’a parfois « remerciée » de tant l’aimer en tant que surfeuse. Mais c’est le jeu, il faut accepter de ne rien pouvoir contrôler à l’eau. Il faut accepter de n’être qu’un humain face à l’Océan et j’ai trouvé dans cet élément, la raison de tous les combats futurs. Paradoxalement, j’ai passé bien des années loin de lui puisque j’ai fait une partie de mon enseignement supérieur à Toulouse, à Paris et à Cambridge. Mais la meilleure façon d’aimer n’est-elle pas de rester loin lorsque c’est loin que les décisions se prennent et que des gens décident du sort des choses ? Ou qu’une science prometteuse est développée par des équipes formidables ?
Cela étant dit, j’y suis enfin retournée en partant en Californie durant mon parcours de recherche académique. Une première fois à San Diego puis à San Francisco.

La seconde photo est prise dans la baie de Monterrey où on peut apercevoir des baleines à bosse. Les baleines incarnent pour moi la raison de la lutte pour le climat : un combat pour une chose majestueuse et périssable. Elles m’évoquent la partie de la nature qui est dépourvue de violence, qui ne se défendra pas contre son extinction à moins qu’on ne le fasse pour elle.

Ce troisième cliché, enfin, a été pris par mon très cher ami et collègue précité, David Wakerley, dont les talents de pilote de drone ne font plus aucun doute. Cette photo est prise sur la plage au bout de Kelly Avenue, à Half Moon Bay.
Grands défis et propositions
Dans ma boîte à rêves, il y a :
Le droit des femmes dans le monde ; selon UNIFEM, une femme sur trois a été victime d’abus sexuel au moins une fois dans sa vie. Je suis intimement convaincue qu’il n’y a meilleur remède que l’accès à l’éducation pour palier à cela et je remercie toutes les associations qui œuvrent dans ce sens. C’est pour moi un des grands défis de l’humanité dans la mesure où il cristallise l’ensemble des problèmes économiques, sociaux et politiques en une seule manifestation d’une inhumanité indicible.
L’envie de ne plus voir des bidonvilles jouxter les bâtiments luxuriants des boîtes de la tech les plus lucratives au monde dans la Silicon Valley où le salaire moyen, tous corps de métier confondus, est de $81 k (source : PayScale). La proposition n’étant pas de pousser les bidonvilles à l’extérieur des villes pour ne plus les voir… Je crois beaucoup à l’Action Collective (La réponse sur ce point est d’ordre politique, me semble-t-il. Ma principale proposition est d’appeler les personnes voter puisque je crois qu’une majorité de personnes sont pour plus de justice sociale.
L’envie de continuer à rêver tout simplement. Il me semble que ce n’est pas simple dans ce monde miné d’un nombre croissant de problèmes majeurs qui sont pourtant diffus, difficilement identifiables. Les générations passées ont traversé des guerres atroces. La violence et le danger étaient là, sur le pas de la porte dans un schéma assez manichéen où il était possible, il me semble, d’identifier ce contre quoi ou pour quoi on se battait. Nous, générations X, Y ou Millenials, avons la chance dans nos pays occidentaux, de ne pas connaître la violence immédiate de la guerre. Cependant, nos générations sont en proie à une sorte d’angoisse latente marquée par le doute face à la course effrénée du monde – vers quoi au juste ? Nos générations sont pleines de l’incertitude dans laquelle les crises, le terrorisme, le réchauffement climatique, les risques technologiques et maintenant le COVID nous plongent encore et encore ; une angoisse difficilement justifiable car disons-le, « nous avons tout pour être heureux ». Ma proposition pour cela ? Ne pas céder au catastrophisme, pour citer le très inspirant livre de mon ancien directeur de thèse, le Professeur Fontecave, du Collège de France. S’accrocher à ses rêves. Et essayer de faire de la résilience sa première qualité. C’est pas gagné : on est d’accord.