Les vendeurs de technologie ont longtemps promu des innovations émancipatrices en libérant les gens des tâches répétitives du passé. Cependant, l’avènement de la connaissance partagée et de la réalité augmentée a conduit à une dépendance numérique, où la plupart des gens sont devenus des « zombies digitaux », constamment rivés à leurs écrans. Cette addiction au numérique est devenue une préoccupation majeure, mais des offres et des témoignages pour vivre sans téléphone portable ont émergé pour lutter contre cette toxicomanie numérique. Nous conservons fort heureusement le pouvoir de nous libérer de cette dépendance et de ne pas être réduits à de simples bipèdes géolocalisés par leur adresse IP.

E. Krieger

L’émancipation étant définie comme « l’action de s’affranchir d’un lien, d’une entrave, d’un état de dépendance, d’une domination, d’un préjugé », les vendeurs de technologie ont depuis des lustres promu bon nombre d’innovations sur ce registre émancipatoire. Ce point de vue est d’autant plus tentant que nul ne regrette les tâches répétitives qui faisaient le charme ambigu de nos vies d’avant. Cet avant, c’est ce qui précède l’avènement de la micro-informatique, de la téléphonie mobile et de l’Internet marchand, où tout était tellement plus lent et inefficace qu’on se demande encore comment on s’y prenait pour des tâches aussi essentielles que :

  • Déclarer et payer ses impôts dans les délais.
  • Acheter des piles, des livres ou des cadeaux sans sortir de chez soi.
  • Disposer de prévisions météorologiques pour le prochain week-end.
  • Partager des photos de ripaille ou des vidéos de chats avec ses amis.
  • Découvrir l’œuvre complète de Jean-Claude Van Damme…

Nous sommes donc entrés de plein pied dans l’ère de la connaissance partagée et de la réalité augmentée. On ne remerciera jamais assez ces bataillons de mathématiciens, de physiciens et d’ingénieurs sans lesquels nous en serions encore à l’âge de pierre en matière de communication et d’échanges.

Un monde de zombies digitaux

L’ennui c’est qu’à bien des égards, nous sommes tombés de Charybde en Scylla, de nouvelles servitudes ayant remplacé les anciennes. Pour constater les progrès ces nouvelles addictions, il suffit de voir à quel point nous sommes presque tous devenus des zombies digitaux, compulsivement rivés à nos écrans en quête d’une information, d’un message intempestif, d’un jeu, d’un souvenir photographique ou musical.

A l’instar de l’alcoolique invétéré qui s’enorgueillit, tel Gérard de Nerval, de n’avoir rien bu depuis deux jours, on se targuerait presque de ne pas avoir touché à son smartphone depuis deux heures.

Avouons d’emblée que pour écrire cet article, je n’ai pas réussi à m’affranchir de la panoplie habituelle des outils numériques qui facilitent les recherches en tous genres : citations, définitions, biographies… Je fais sans conteste partie de cette catégorie d’addicts à Internet et au téléphone mobile.

Une récente étude du cabinet Deloitte donne le ton : la relation des Français avec leur smartphone est qualifiée de fusionnelle. Un paragraphe intitulé « Quand la passion vire à l’addiction » indique que 41% des Français confessent consulter leur téléphone au milieu de la nuit ; 58 % ont recours à leur smartphone au volant et 81 % utilisent cet accessoire devenu indispensable pendant les repas de famille ou avec leurs amis. Et vous, chers lecteurs : où vous situez-vous par rapport à ces statistiques enthousiasmantes ?

L’addictologie numérique : une discipline en plein essor

L’addictologie numérique est devenue une discipline en vogue, comme l’illustre la notice Wikipédia « Dépendance à Internet », qui parle de cyberdépendance, de cyberaddiction ou de netaholisme… Pour pallier ce phénomène, des offres nouvelles sont apparues et d’autres se sont adaptées. En tapant « Vivre sans portable » dans notre moteur de recherche favori, on trouve plus de 11000 témoignages ou offres commerciales à destination de ces ascètes des temps modernes qui prennent le risque inouï de se retrouver face à eux-mêmes et/ou à leur famille sans échappatoire possible.

Nous serions bel et bien en présence d’une forme de toxicomanie sans drogues. Les dealers « traditionnels » seraient ainsi remplacés par les opérateurs télécoms et par le cartel des géants du numérique. L’ubérisation de la société emprunte parfois des chemins singuliers.

Homère, La Boétie et Montherlant

Dans un précédent essai intitulé « Discours de la servitude numérique volontaire », j’invitais le lecteur à ne pas se résoudre à être réduit à un bipède doté d’un numéro IP géolocalisé. L’injonction d’Étienne de La Boétie : « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres » appliquée à nos addictions digitales fait écho à l’adage d’Henry de Montherlant selon qui “La liberté existe : il suffit d’en payer le prix”.

Il n’y a aucune fatalité à tomber de Charybde en Scylla ou dans sa version postmoderne, Scylla.com qui incarnerait la cyberaddiction sous toutes ses formes. Tels Ulysse, on pourra se jouer de ces deux écueils pour que notre odyssée ne soit pas synonyme de cauchemar éveillé. Le parallèle avec l’œuvre d’Homère s’arrête là et on se demande d’ailleurs à quoi carburait le génial auteur de l’Illiade et de l’Odyssée pour inventer des personnages et des situations aussi extravagantes. A moins que le personnage d’Homère lui-même ne soit sorti de l’imagination d’une poignée d’auteurs psychédéliques et précurseurs du diéthylamide de l’acide lysergique… mais ceci est carrément une autre histoire !

Adapté de Krieger E. (2017), « De Charybde en Scylla.com », La Revue du Cube #13, « Emancipation », 5 Décembre 2017

http://lecube.com/revue/emancipation/de-charybde-en-scylla-com

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